Sara Elisa Stangalino – 2015.08
L’histoire du Xerse de Minato peut se résumer aux tentatives du roi de Perse de conquérir une jeune fille noble, Romilda. L’action se déroule à Abydos, sur la rive asiatique de l’Hellespont. Xerxès et son frère Arsamene aiment tous deux Romilda, qui aime Arsamene en retour mais ne peut ouvertement rejeter la cour du roi. Arsamene est lui courtisé en même temps par Adelanta, sœur de Romilda, qui complote contre le penchant de Romilda pour Asarmene, dans l’espoir qu’elle cède aux charmes de Xerxès et qu’elle s’éloigne d’Arsamene. Après toute une série d’épreuves, Romilda refuse la couronne de Perse, Xerxès cède au lien qui unit les deux amants et épouse Amastre, princesse de Suse, arrivée à Abydos déguisée pour tenter de regagner l’amour du roi, avec qui elle avait été fiancée.
La source figurant au bas de l’argument est Hérodote, Historiae, VII. Minato s’est inspiré d’Hérodote pour créer le cadre – l’expédition perse contre la Grèce – ainsi que certains des épisodes les plus spectaculaires de l’opéra, comme les « scene della meraviglia » (scènes des merveilles). Mais nous savons que lorsqu’il élabore son intrigue, Minato ne regarde pas tant les sources anciennes que les sources théâtrales contemporaines.
Dans un article de 1992, Luigi Cataldi identifie la source de Xerse dans une pièce de Lope de Vega, le grand dramaturge du siècle d’or : Lo cierto por lo dudoso (1625). Le sujet de la comedia de Lope est un événement historique sanglant : Pedro I roi de Castille et de León, surnommé Pedro le Cruel (né en 1334, il règne de 1350 à 1369), célèbre pour ses batailles contre l’Aragon et lors de la guerre de Cent Ans, entretient une rivalité sanglante avec son demi-frère un peu plus âgé, Enrique de Trastámara (1332-1379), qui se rebelle contre la couronne : fils illégitime du même père (Alfonso XI de Castille), soutenu par la maison d’Aragon et le royaume de France, Enrique conquiert presque toute la Castille. Pedro est fait prisonnier et tente en vain de s’enfuir : Enrique le tue et prend le trône de Castille sous le nom d’Enrique II. Mais l’histoire racontée par Lope in Lo cierto por lo dudoso fait référence à des événements de nature essentiellement amoureuse, ayant lieu à l’adolescence des deux demi-frères.
L’intrigue de la comedia de Lope correspond parfaitement avec celle de Xerse : Juana et Enrique sont secrètement fiancés ; le roi s’enflamme pour Juana, alors que sa cousine, Inès désire aussi Enrique. Après toute une série d’intrigues, le maître de maison, le Gouverneur, qui a mal compris un ordre du roi, marie les deux amants : Pedro, humilié par la tournure des évènements, finit par céder et bénit le mariage.
La constellation de personnages montre les correspondances entre les rôles dans les deux intrigues (schéma 1). J’indique en rouge les personnages de Xerse, en bleu ceux de Lo cierto. Les flèches indiquent les relations entre les personnages : la flèche à double sens indique l’attirance mutuelle entre Arsamene/Enrique et Romilda/Juana, la flèche à sens unique indique l’attirance de Xerxès/Pedro pour Romilda/Juana et d’Adelanta/Inès pour Asarmene/Enrique, etc. Les lignes droites indiquent les liens de parenté. La croix sur les noms d’Amastre, Teodora et Maestre de Santiago indique que les thèmes centraux de ces personnages n’ont pas d’équivalent dans les deux drames : alors que Maestre de Santiago (le frère mineur de Pedro dans Lo cierto) et Teodora (la maîtresse épisodique d’Enrique) n’apparaissent pas dans l’opéra de Minato, Lo cierto en revanche ne comprend pas le thème essentiel du personnage d’Amastre, qui joue un rôle clé dans Xerse, devenir l’épouse du roi à l’issue du drame.

Schéma 1 : Constellation des personnages dans Xerse et dans Lo cierto por lo dudoso
Cela suffit pour supposer qu’en fait Lo cierto n’est pas la source directe de la pièce de Minato. C’est ici qu’apparaît Raffaele Tauro, un dramaturge qui connait un certain succès à la moitié du dix-septième siècle, surtout comme traducteur de pièces espagnoles. Raffaele Tauro publie en 1651 à Naples une traduction et adaptation de Lo cierto por lo dudoso, L’ingelosite speranze, qui s’avère être la source directe de Xerse, et apporte le lien manquant entre Lope et Minato. Dans sa version, Tauro enrichit la comedia de nouveaux éléments intercalés : il prend l’intrigue de Lope mais la complique ; il coupe, ajoute et opère des changements de structure, fusionne de nombreuses scènes et ajoute des monologues.
Minato prend tout le matériel fourni par Tauro et le met en vers, déplace l’intrigue de la pièce d’Espagne en Perse, de la fin du moyen-âge au Vème siècle avant notre ère et change le nom des personnages, mais pas leurs fonctions. Le modèle est en tout point celui déjà observé dans Xerse et donc dans Lo cierto (schéma 2).

Schéma 2 : Constellation des personnages dans L’ingelosite speranze
Tauro coupe les séquences où apparaît la Teodora de Lope, amoureuse éphémère courtisée par Enrique, qui n’apparaît donc pas dans Xerse. Mais la preuve la plus claire de la parenté entre Tauro et Minato est l’ajout, tissé depuis le début du deuxième des cinq actes, d’une intrigue subsidiaire autour du personnage de Carlotta (Amastre dans Xerse), une princesse fille du roi d’Aragon (roi de Suse dans Xerse), fiancée au roi Pietro (Xerxès dans Xerse), qui quitte son pays déguisée à la poursuite de son amant.
Cet ajout – complètement anachronique et irréaliste : l’union entre les maisons royales de Castille et d’Aragon n’aura lieu qu’un siècle plus tard, avec le mariage d’Isabela et Hernán en 1469 – complique considérablement l’intrigue principale et assure l’heureux dénouement, en offrant une issue au dilemme présenté par un mariage entre un souverain et une simple vassale (Isabella/Romilda)
Tauro finit donc par célébrer un triple mariage : Pietro de Castille épouse la princesse d’Aragon, Enrico épouse Isabella et la sœur de la mariée est unie au second frère du roi, le Gran Maestro di S. Giacomo, conformément à la règle théâtrale qui veut que si le couple principal ou les couples principaux se marient, lors de l’heureux dénouement d’une comédie, toute dame restante doit épouser un homme restant pour atteindre l’équilibre.
Les correspondances onomastiques sont également très intéressantes : Tauro prend les noms du roi Pietro et du Maestro di S. Giacomo de la comedia de Lope. Juana et Inés dans L’Ingelosite speranze deviennent respectivement Isabella et Teodora ; les lien de famille changent aussi : les cousines dans la comedia de Lope deviennent sœurs dans L’ingelosite speranze ; Tauro resserre ainsi le lien entre les deux rivales, en symétrie avec les deux demi-frères.
Tauro réinvente le rôle du serviteur d’Enrique, le gracioso Ramiro, il le renomme Loredano : non seulement il parle le dialecte napolitain – l’utilisation du dialecte assure une sorte de « complicité comique » qui est essentielle à une bonne entente entre la scène et les spectateurs dans le théâtre urbain – mais il joue aussi tout le répertoire des tics et gags typiques des serviteurs du sud de l’Italie.
Minato masculinise le nom d’Elvire, la servante de Juana/Isabella et change son maître : Elviro est le serviteur d’Arsamene.
Enfin le nom d’Adelanta dans Xerse, vient de l’Adelanto de Tauro, père des deux personnages féminins, qui porte non pas un prénom mais un titre espagnol.
Nous devons ici nous demander : si L’ingelosite speranze est la source directe de Xerse et si Minato suit strictement Tauro, pourquoi Minato mentionne-t-il Hérodote ?
La réponse se trouve dans une règle tacite de l’opéra : l’opéra vénitien de la moitié du dix-septième siècle n’admet pas de sujets modernes ou médiévaux et requiert des intrigues éloignées dans le temps et l’espace. Minato peut avoir compris que le sujet de L’ingelosite speranze avait des liens avec un récit rapporté par Hérodote dans le livre IX des Historiae, l’intense rivalité entre Xerxès et son demi-frère, Masistes : le lubrique et brutal tyran perse viole l’épouse et la fille de son frère.
Par ailleurs Minato trouve dans Hérédote, livre VII, deux épisodes très efficaces du point de vue du spectacle, mais sans impact sur l’intrigue, qui soulignent la nature étrange du monarque. Au début du drame Xerxès tombe amoureux d’un platane majestueux sur la côte de l’Asie Mineure (Xerse, I, 1). Puis Xerxès défie les dieux en jetant un pont entre les rives de l’Asie et de l’Europe ; la nature outragée se venge en le détruisant lors d’une tempête (II, 11). Et le protagoniste de Xerse, comme celui de Lo cierto de Lope et de Ingelosite speranze de Tauro doit réellement être un souverain un peu étrange, puisqu’il est supposé tomber instantanément amoureux de la dame de son demi-frère en l’entendant seulement chanter en coulisse !
Minato tire les noms d’Amastre et d’Arsamene de sources anciennes : dans Hérodote, Amestri est la femme de Xerxès, que le souverain trompe immédiatement ; son frère Masistes, que Xerxès humilie en amour, s’appelle Ariamenes dans les Historiae Philippicae de Justin. Mais un Arsamene, fils de Darius, apparaît dans le même texte d’Hérodote (Historiae, livre VII, chapitre 5).
Dans le dernier acte de L’ingelosite speranze, faisant la liste des grands tyrans de l’antiquité, Tauro cite entre autre le roi de Perse, Xerxès : « Gran spavento recò Serse circondato da infinito numero di soldati… » (Xerxès entouré d’un nombre infini de soldats crée un grand effroi … »). C’est peut-être ces lignes qui ont rappelé à Minato le neuvième livre d’Historiae d’Hérodote, qu’il doit connaître dans la traduction du XVème siècle de Matteo Maria Boiardo, qui rapporte en détails la terrible rivalité amoureuse entre Xerxès et son demi-frère Masistes. Il est très probable que ce tragique récit de désir incestueux et de jalousie fratricide offrait un contexte culturel bienvenu pour transformer le sujet de la fin du moyen-âge de Lo cierto por lo duodoso et sa traduction italienne par Tauro en un « dramma per musica » se déroulant dans le monde antique, conformément aux règles de l’époque.